CHAPITRE ONZE
Le premier jour de cette nouvelle année 1142 se leva, gris et humide, avec une lumière voilée qui laissait penser que le soleil apparaîtrait peut-être lentement, pendant une heure ou deux, au milieu de la journée avant de se perdre de nouveau dans la brume, à la tombée du soir. Cadfael se levait fréquemment avant prime ; ce matin-là, pourtant, c’est la cloche qui l’éveilla. Il descendit l’escalier de matines avec les autres, encore tout étourdi d’avoir si peu dormi. Après prime, il alla s’assurer que tout était en ordre dans son atelier et rapporta de l’huile fraîche pour les lampes d’autel. Cynric avait déjà préparé les cierges et s’était rendu au cimetière en coupant par le cloître pour veiller à ce que tout soit en état près du mur d’enceinte, à l’endroit où la tombe ouverte, dissimulée par des planches, attendait son locataire. Le corps, dans son cercueil de bois, reposait devant l’autel paroissial, drapé dans un linceul. Après la messe, la procession partirait de la porte nord pour l’emmener le long de la Première Enceinte, passerait le grand portail à deux battants juste au coin du champ de foire aux chevaux, où les laïcs avaient accès, au lieu d’emprunter la cour du monastère. Il faudrait observer une certaine distance, sinon la quiétude, chère à la Règle, n’y trouverait pas son compte.
Bien avant l’heure de la messe, un bourdonnement étouffé planait sur la grande cour. Les religieux se dépêchaient de mener à bien leur travail pour le reste de la journée ou de terminer ce qu’ils avaient laissé en plan la veille. Les habitants de la Première Enceinte commençaient eux à se rassembler près de la porte ouest de l’église, marchaient de long en large devant le portail, attendant leurs amis avant d’entrer. Leurs visages fermés, impassibles, affichaient la gravité cérémonieuse qui s’imposait, mais un regard rapide, furtif, comme s’ils craignaient de tomber dans un guet-apens, montrait qu’ils n’étaient pas encore sûrs d’être débarrassés de l’ombre de cette présence haïe. Demain, peut-être, ils reprendraient haleine, cesseraient de se cacher et de nouveau parleraient franchement, sans méfiance, avec leurs voisins. Possible ! Mais si jamais Hugh avait préparé son piège pour rien ?
Tout cela mettait Cadfael mal à l’aise, mais ce qui l’inquiétait le plus était qu’on risquait de ne jamais connaître le fin mot de l’histoire. Avec l’oubli et l’habitude, la crainte et la méfiance finiraient par disparaître. Il vaudrait tellement mieux que tout soit clair, qu’on prenne le taureau par les cornes et qu’on n’en parle plus. Ainsi, à une exception près, chacun retrouverait sa tranquillité. Et puis lui aussi ! Lui surtout !
Les notables de la Première Enceinte arrivaient un à un. Erwald le bailli, très conscient de sa dignité, avec son visage sombre, justifiait presque son titre discutable de prévôt. Il y avait aussi Rhys ab Owain, le maréchal-ferrant gallois (plusieurs des artisans de la Première Enceinte étaient gallois), le berger, parent d’Erwald, et Jordan Achard, le boulanger, grand, solide, bien en chair ; comme les autres il avait un air impénétrable où l’on devinait quand même une certaine satisfaction : n’était-il pas là pour enterrer son détracteur ? Ensuite venaient les petites gens : Aelgar qui avait travaillé pour le curé, sans plus savoir s’il était serf ou libre, Aedwin dont Ailnoth par manque de tact avait déplacé la pierre de bornage, Centwin dont l’enfant avait été enterré hors du cimetière consacré, les parents des enfants qu’Ailnoth avait rossés de son bâton d’ébène et qui se sentaient des faiblesses dans les genoux quand ils suivaient ses leçons. Les garçons eux-mêmes s’étaient regroupés à quelques pas de leurs aînés. Murmurant, piétinant, dansant d’un pied sur l’autre, ils essayaient de jeter un coup d’œil sans chercher à entrer ; parfois un ricanement fugitif déridait leurs visages méfiants, parfois leurs chuchotements se changeaient brièvement en raillerie, moitié bravade, moitié respect involontaire. Les chiens, eux-mêmes sensibles au malaise et à l’excitation générale, couraient entre les jambes des spectateurs, grondant sèchement au passage des chevaux, et lançaient des bordées d’aboiements suraigus au moindre bruit inattendu.
On avait laissé la plupart des femmes à la maison. Celle de Jordan surveillait certainement sa fournée, remuant les cendres du feu du matin, et se préparant pour la seconde tournée, avec le pain qui avait déjà sa forme et attendait. C’était tout aussi bien pour elle qu’elle soit à l’abri de ce que Hugh mijotait ; cependant, il ne l’aurait sûrement pas impliquée, la pauvre, alors qu’elle avait simplement admis que son mari avait découché, afin de lui éviter une accusation plus grave. Enfin, c’était la responsabilité de Hugh et en général il savait s’y prendre pour manipuler les gens... et les événements. Certaines dames étaient toutefois présentes, les plus âgées, mères de famille, veuves de solides artisans qui venaient à l’église contre vents et marées, en général seules. Les piliers des offices à des heures impossibles, qui assistaient, tenaces, aux vêpres monastiques et aux messes paroissiales se recrutaient souvent parmi ces femmes âgées, décemment vêtues de noir, comme les membres de la communauté laïque elle-même. Elles n’allaient pas manquer les cérémonies de cette journée !
Cadfael assistait à toutes ces arrivées d’un œil distrait, l’esprit ailleurs, quand il aperçut Diota Hammet en train de franchir le portail. Pleine de sollicitude, Sanan la tenait par le bras. Ce lui fut à la fois un rappel inquiétant et une sensation rafraîchissante que de voir ces deux femmes avenantes, bien habillées, montrant une dignité un peu fragile, et la même détermination calme et résolue tels l’automne et le printemps se soutenant mutuellement.
Elles étaient maintenant dans la cour, regardant partout autour d’elles, cherchant manifestement quelqu’un. C’est Sanan qui le vit le premier et, le visage lumineux, pivota pour glisser un mot à l’oreille de Diota. La veuve jeta un coup d’œil à son tour et aussitôt s’avança vers lui. Il se porta à leur rencontre puisque apparemment c’était lui qu’on cherchait.
— Je suis heureuse de vous avoir trouvé avant le service, dit la veuve. Il me reste la moitié de la lotion que vous m’avez donnée, et comme vous voyez, je n’en ai plus l’usage. Ce serait dommage de la laisser perdre, vous en avez sûrement grand besoin en ces temps d’hiver.
Elle avait rangé le petit pot de terre, tout simple, scellé hermétiquement par un bouchon de bois enfoncé dans le goulot, bien à l’abri dans le petit sac qui pendait à sa ceinture et dut fouiller sous son manteau pour le lui tendre. Elle le lui présenta, la main ouverte, avec un sourire pâle, mais sincère.
— Je suis guérie, ça pourra servir pour quelqu’un d’autre. Voici, avec tous mes remerciements.
Ses dernières égratignures s’étaient presque entièrement estompées, il restait tout juste quelques lignes blanches, très fines, dans le creux de sa paume. La marque sur sa tempe était ovale, d’un violet très léger, l’ecchymose avait pratiquement disparu.
— Vous auriez pu la garder pour plus tard, sait-on jamais ? suggéra Cadfael, reprenant son bien.
— Si ça doit être le cas, j’espère être toujours là, et je vous en informerai, répondit Diota.
Elle lui adressa une petite révérence très digne et repartit vers l’église. Par-dessus son épaule Cadfael surprit le regard de Sanan, doux et lumineux comme une jacinthe des prés, presque aussi intime qu’un signe de reconnaissance entre des conspirateurs. Puis elle aussi fit demi-tour et, prenant le poignet de sa compagne plus âgée, elles s’éloignèrent de lui, repartirent vers l’entrée et la porte ouest de l’église.
Quand Ninian se réveilla, le jour était levé depuis un bon moment, il avait la tête lourde et il lui fallut du temps pour retrouver ses esprits. Il avait en effet passé la moitié de la nuit éveillé avant de tomber dans un sommeil trop lourd. Il se leva, quitta sa soupente à la force des mains, sans se servir de l’échelle, sortit dans la fraîcheur et l’humidité du matin, puis se secoua pour essayer de s’éclaircir les idées. Les stalles au-dessous étaient vides. Sweyn, le serviteur de Sanan, était déjà là. Il habitait une petite chaumière près de la ville et en arrivant avait lâché les deux chevaux dans l’enclos. Il leur fallait un peu d’espace pour se détendre après les grands froids qui les avaient empêchés de sortir, et ils s’en donnaient à cœur joie, heureux de retrouver l’air et la lumière. Ils étaient jeunes, pleins de feu et manquaient d’exercice ; ils ne seraient pas faciles à attraper et à brider, mais le départ aurait vraisemblablement lieu une autre fois.
Le bétail occupait encore l’étable, Sweyn ne le laisserait pas aller paître près de la rivière tant qu’il ne serait pas prêt à le surveiller. L’étable et l’écurie se dressaient sur une grande clairière entre des pentes boisées ; le seul côté ouvert donnait sur le fleuve, agréablement caché aux regards. Sous la bordure d’arbres à l’ouest, un petit ru se jetait dans la Severn. Ninian s’y dirigea d’un pas assez incertain, enleva sa veste et sa chemise, frissonna un peu et plongea dans l’eau sa tête et ses bras. Sous l’effet du froid, il frémit et aspira bruyamment avant de prendre plaisir à se sentir bien réveillé, avec la chaleur qui revenait dans ses veines. Il secoua les gouttes qui lui coulaient sur le visage, passa les mains dans ses boucles épaisses qu’il tordit, fit deux fois à toute vitesse le tour de la prairie, ramassa les vêtements qu’il avait jetés n’importe où, et revint au pas de course dans l’écurie où il s’essuya vigoureusement le visage rayonnant, avant de se rhabiller et d’affronter cette nouvelle journée qui pourrait bien s’avérer longue, solitaire et pleine de soucis. Mais pour le moment il était ragaillardi et très confiant.
Après s’être peigné de son mieux avec ses doigts, il s’assit sur une balle de paille pour manger un quignon de pain et une pomme pris parmi les provisions apportées par Sanan quand il entendit les pas du vacher, sur le chemin inégal, s’approcher de la porte. Et si ça n’était pas Sweyn, mais quelqu’un d’autre ? Ninian s’immobilisa pour écouter, la bouche encore pleine de pomme, les mâchoires crispées. Pas de coup de sifflet, or Sweyn sifflait toujours, et il y avait de la précipitation dans cette démarche sur l’herbe rude et les cailloux. Ninian se dressa encore plus vite, se faufila dans la soupente et se plaça près de la trappe, sans bouger, paré à toute éventualité.
Une voix s’éleva depuis l’encadrement de la porte, qui ne suggérait aucune précaution. C’était bien Sweyn, mais un Sweyn qui s’était dépêché. Un peu essoufflé il n’avait pas pensé à siffler ce matin.
— Mon jeune monsieur... Hé, mon garçon, où êtes-vous ? Descendez !
Ninian poussa un grand soupir de soulagement, se glissa par l’ouverture de la trappe et se laissa tomber près du gardien de troupeaux.
— Mais bon Dieu, Sweyn, pour un peu j’aurais pris mon couteau ! Je n’aurais jamais cru que c’était toi. Je pensais te connaître par cœur, mais tu es venu comme un étranger. Qu’est-ce qu’il y a ?
Dans son soulagement il passa vivement son bras autour des épaules de son ami et allié pour le retirer tout aussi vite et l’examiner des pieds à la tête.
— Mais ma parole, tu es bien beau. En quel honneur ?
Sweyn avait une quarantaine d’années. C’était un homme trapu, avec une barbe brune un peu hirsute, un regard pétillant et des cheveux poivre et sel. S’il avait mis des vêtements chauds pour se protéger du froid, il avait dû les enfiler par en dessous car il n’avait qu’une paire de bons hauts-de-chausses en drap, et Ninian ne lui avait jamais vu de manteau sauf une pèlerine marron, souventes fois raccommodée. Il faut croire qu’il en possédait un autre, puisque ce matin il en avait un vert, intact, et une capuche brun sombre lui couvrait la tête et les épaules. Il s’exprima sans perdre de temps.
— Je suis allé à Shrewsbury chercher une paire de chaussures que ma femme avait données à ressemeler au prévôt Corvisart. J’y étais au petit matin, j’ai sorti les chevaux, ils sont restés enfermés assez longtemps et je suis rentré me préparer pour aller en ville, je n’ai pas eu le temps de remettre mes habits de travail. Le bruit court, là-bas, mon maître, que le shérif a l’intention d’assister à l’enterrement du curé et qu’il en ramènera le meurtrier avec lui. J’ai cru bon de vous en informer le plus vite possible. C’est peut-être vrai.
Effaré, Ninian resta bouche bée un moment, sous le choc.
— Ce n’est pas possible ! Il ne va pas l’arrêter ? C’est ce qu’on croit ? Ô mon Dieu, non ! Pas Diota ! Les gens d’armes vont lui tomber dessus, alors qu’elle ne s’attend à rien. Et moi qui serai loin d’elle ! Tu es sûr ? s’écria-t-il, saisissant fermement Sweyn par le bras.
— On ne parle que de ça en ville. Les gens sont tout excités. Ils vont être légion à franchir le pont pour ne rien manquer du spectacle. On ne sait pas qui, enfin, on devine bien, il y a deux ou trois possibilités, mais ils sont tous d’accord là-dessus, quel que soit le malheureux qui va écoper.
Ninian jeta la pomme qu’il tenait encore, frappant ses poings l’un contre l’autre, essayant désespérément de réfléchir.
— Il faut que j’y aille ! La messe paroissiale ne commencera pas avant dix heures. J’ai encore le temps...
— Ce n’est pas possible. Rappelez-vous, la petite maîtresse vous a dit...
— Oui, je sais, mais maintenant c’est moi que ça regarde. Il faut que je sorte Diota de là. Qui d’autre le shérif pourrait-il bien accuser ? Mais ça ne se passera pas comme ça ! Je ne le tolérerai pas !
— On va vous reconnaître ! Et si par hasard ça n’était pas après elle qu’il en avait ? Il sait peut-être tout et aussi comment agir. Et vous vous serez jeté dans la gueule du loup pour rien, supplia le vacher, plein de bon sens.
— Il n’y a aucune raison pour qu’on me reconnaisse. Un homme dans la foule... Seuls les gens de l’abbaye et quelques personnes de la Première Enceinte sont capables de m’identifier. De toute manière, affirma Ninian, le visage tendu, si on touche à un seul cheveu de sa tête, on entendra parler de moi, tu peux me croire. Mais rien ne m’empêche de me perdre dans l’assistance. Prête-moi ton manteau et ton capuchon, Sweyn ; avec ça sur le crâne, je passerai inaperçu. Personne ne m’a jamais vu habillé comme ça, tes vêtements sont beaucoup trop beaux par rapport à ce que portait ordinairement le valet Benoît.
— Prenez le cheval, proposa Sweyn, ôtant son capuchon sans protester et passant la cotte par-dessus sa tête.
Ninian ne jeta qu’un coup d’œil au champ où les deux chevaux s’amusaient comme des fous, heureux d’être en liberté.
— Non, pas le temps ! J’irai aussi vite à pied. Et comme ça, on me remarquera moins. Combien de cavaliers y aura-t-il à l’enterrement d’Ailnoth, à ton avis ?
Il se glissa dans les effets trop amples et déjà tièdes d’avoir été portés ; il en sortit tout rouge, ébouriffé.
— Je n’ose pas prendre l’épée, mais je peux cacher le poignard sur moi, ajouta-t-il.
Il fila le chercher dans la soupente et le dissimula soigneusement sous son manteau où il le fixa à la ceinture de ses hauts-de-chausses.
A la porte, il allait prendre sa course quand un autre motif d’inquiétude l’arrêta. Il saisit le gardien par le bras.
— Sweyn, si jamais je suis pris... Sanan veillera à ce que tu n’y perdes pas. Ta tenue du dimanche, je n’ai pas le droit...
— Allez, filez ! s’écria Sweyn, à moitié vexé, et d’une bourrade il le poussa vers le champ et les arbres. Je me mettrai un sac sur le dos si besoin est. Et revenez vite, sinon ma maîtresse m’arrachera les yeux. Et mettez votre capuchon, que diable, avant d’arriver à la route !
Ninian s’élança, traversa la prairie, dévala la pente bordée d’arbres et se dirigea vers le chemin qui, au bout d’environ un mille, l’amènerait à la Meole et de là à la Première Enceinte, près du pont menant à la ville.
La rumeur persistante qui se répandait dans Shrewsbury parvint à Ralph Giffard un peu plus tard, aucun de ses gens n’étant sorti avant neuf heures. Une servante qui avait été chercher un pot de lait mit un temps fou à revenir à cause des racontars passionnants qu’elle entendit en chemin. Même quand elle revint à la maison, la nouvelle ne circula pas immédiatement de la cuisine au clerc, qui était venu voir à quoi rimait tout ce vacarme, puis à Giffard lui-même, qui se demandait si le moment n’était pas venu de confier sa maison de la ville au concierge et de gagner son manoir principal du nord-est. C’était bien agréable de prolonger ici un séjour confortable, et il avait apprécié de s’entendre avec son fils qui souhaitait apprendre à gérer un domaine lui-même, sans l’aide de personne. Plus jeune que sa belle-sœur de deux ans, il avait fêté son seizième anniversaire et montrait une certaine jalousie pour la maturité et le sens des responsabilités dont elle témoignait pour diriger la partie domestique de la maisonnée. Il était déjà fiancé et représentait un bon parti pour la fille de son voisin. Quoi donc de plus naturel que son désir de voler de ses propres ailes ? Il s’y prendrait sûrement très bien, serait fier de ses prouesses, mais cependant son père ne serait pas mal inspiré de garder un œil sur les affaires courantes. Les deux jeunes gens entretenaient des rapports amicaux, ce qui n’empêcherait pas le petit Ralph d’être satisfait de voir Sanan mariée... au lieu de l’avoir sur le dos. Ah si seulement son mariage ne menaçait pas de coûter des mille et des cents !
— M’est avis, monsieur, que vous voilà débarrassé de vos cauchemars aujourd’hui ; en tout cas, ça ne saurait tarder, commença le vieux secrétaire, interrompant ses méditations en ce milieu de matinée. Tout le monde ne parle que de ça dans tous les coins et recoins de la ville : Beringar connaît l’assassin, il a des preuves et il entend l’arrêter à l’enterrement du curé. Il ne peut bien évidemment s’agir que du jeune envoyé de FitzAlan. Il a eu beau s’échapper une fois, apparemment, ce coup-ci, il ne s’en tirera pas à si bon compte.
Pour lui, c’était une bonne nouvelle, et c’est bien ainsi que Giffard le comprit. Une fois ce trouble-fête enfermé entre quatre murs, on reconnaîtrait qu’il s’était montré loyal et qu’il avait agi comme il convenait ; ce qui le libérerait de tout souci. Tant que ce jeune gredin continuerait à courir, ceux qui l’avaient approché peu ou prou ne seraient pas complètement à l’abri de propos éventuellement fâcheux à leur encontre.
— Je n’ai donc pas eu tort de le dénoncer, affirma-t-il, respirant un grand coup. Sinon, peut-être m’aurait-on soupçonné quand on lui aurait mis la main au collet. Très bien ! Cette affaire est terminée, ou c’est tout comme. On ne s’en sera pas mal sorti.
C’était une idée plutôt réconfortante, qui l’aurait été encore davantage s’il n’avait pas eu besoin de recourir à la trahison, ce que sa conscience continuait à lui reprocher. Oui, mais, s’il était prouvé que c’était bien le garçon qui avait expédié le curé ad patres, il devenait inutile d’avoir des scrupules ; il n’aurait pas volé ce qui l’attendait.
Il entrait quelque superstition dans la crainte qu’éprouvait Giffard de voir quelque chose tourner mal, à quoi s’ajoutait le désir contradictoire d’assister en personne à l’épilogue du drame. Il se remit à réfléchir et décida, mieux vaut tard que jamais, qu’il serait lui aussi présent à l’enterrement. Afin de se rassurer et d’apprécier encore plus complètement le droit de dormir sur ses deux oreilles.
— C’est après la messe paroissiale que tout doit se jouer ? L’abbé atteint sans doute à présent la fin de son sermon. J’ai bien envie d’aller jeter un coup d’œil moi-même.
Aussitôt il sauta de sa chaise et cria au palefrenier, de l’autre côté de la cour, de lui seller son cheval.
L’abbé Radulphe parlait depuis un moment déjà, d’une voix lente, distincte, parfaitement contrôlée, qui mesurait chacune de ses paroles. Le chœur était toujours dans l’obscurité, image même de la vie de l’homme que ce petit espace éclairé sous la vaste voûte profonde et sombre, car même dans le noir l’ombre n’a pas toujours la même densité. La nef bondée était plus claire et, vu l’importance de la foule, le froid y était très supportable. Quand les moines du chœur et la congrégation séculière se rejoignirent pour prier ensemble, ce qui les séparait sembla plus accentué qu’atténué. « Nous sommes ici, vous là-bas, songea frère Cadfael, et cependant nous sommes tous semblables, et en définitive nos âmes seront soumises au même jugement. »
— La compagnie des saints, articula l’abbé Radulphe, la tête levée, si bien qu’il regardait plutôt la voûte que ceux auxquels il s’adressait, ne se mesure pas à l’aune de notre compréhension. Elle ne saurait être constituée de ceux qui n’ont jamais péché car, à part un seul, quel homme oserait se targuer d’une telle perfection ? Il y a certes de la place pour ceux d’entre nous qui se sont fixé un but élevé et qui s’efforcent tant bien que mal de s’y tenir. Tel était, c’est notre conviction, notre défunt frère, gardien de son troupeau. Oui, même s’ils n’y arrivent pas, mieux encore, même s’ils ont manifesté trop d’étroitesse dans leurs choix, car leur esprit était aveuglé par un manque de générosité et des préjugés excessifs, ils cherchaient trop avidement à atteindre l’excellence dans leur personne. Eh oui, la recherche de la perfection est parfois un péché si elle doit nuire aux droits et aux besoins de notre prochain. Il vaut mieux en rabattre un peu et se tourner pour relever quelqu’un que de passer devant lui, trop pressé d’atteindre notre récompense, en l’abandonnant à sa solitude et à son désespoir. Il est préférable d’être boiteux, faillible, tout en aidant ceux qui chutent, que d’avancer à grands pas, mais seul.
De plus il ne suffit pas de s’abstenir de mal se conduire, il faut aussi avoir de la bonté. La compagnie des bienheureux peut aller, pourquoi pas, jusqu’à se rapprocher de ceux qui furent de grands pécheurs, mais qui n’en surent pas moins aimer leurs frères humains, et qui n’ont jamais détourné le regard de ceux qui étaient dans le dénuement ; ils se sont penchés sur eux de leur mieux et leur ont causé le moins de tort possible. A cela ils ont reconnu un compagnon de souffrance, où se devinait la présence de Dieu comme lui-même nous l’a montrée, et, dans la mesure où ils ont vu plus clair dans le visage de leur semblable que dans le leur, c’est le visage de Dieu qu’ils ont vu.
De plus, je vous dis que ceux nés dans ce monde qui sont morts sans avoir été touchés par le péché participent de la pureté des Saints Innocents qui ont subi le martyre avant de mourir pour Notre Seigneur. Ils s’uniront à Lui, vivants, là où la mort ne régnera plus. Et quand bien même ils auraient péri dans l’anonymat, leur nom figure dans son livre ; nul autre n’a besoin de la connaître avant le jour du Jugement.
Mais nous qui avons en commun le poids du péché, il ne nous appartient pas de nous interroger ou de nous inquiéter sur la mesure dont on usera envers nous, ni d’essayer de supputer nos qualités et nos mérites ; nous ne disposons pas, en effet, des instruments permettant de peser les âmes. C’est l’affaire de Dieu. Notre rôle est simplement de vivre chaque jour comme s’il devait être le dernier, pleins de la vérité et de la tendresse qui est en nous, et de nous préparer à passer chaque nuit comme si nous devions naître le lendemain. Un moment viendra où toute confusion disparaîtra. Alors nous saurons, tout comme aujourd’hui nous avons foi. Et dans cette foi, nous remettons notre pasteur ici présent à la garde du berger des bergers dans l’espoir certain de la résurrection.
Il prononça la bénédiction, le visage enfin baissé vers ses auditeurs. Il se demandait probablement combien avaient compris et combien en vérité avaient besoin de comprendre.
C’était terminé, les gens commençaient à circuler discrètement dans la nef avant de se faufiler à l’extérieur afin de s’assurer une place de choix en tête de la procession. Le groupe des porteurs prit le cercueil et se dirigea vers la porte nord ouverte sur la Première Enceinte. « Comment se fait-il, songea Cadfael, qui les observait, heureux de cette distraction, répréhensible toutefois en un pareil moment, comment se fait-il qu’il y ait toujours un porteur qui ne soit pas en rythme, ou bien un peu trop petit, incapable de marcher du même pas que les autres ? Serait-ce pour que nous évitions de commettre l’erreur de prendre la mort elle-même trop au sérieux ? »
Ce ne fut une surprise pour personne de voir que la Première Enceinte était bondée quand le cortège franchit le porche et tourna à droite, le long du mur d’enceinte. Ce qui était plus étonnant, et frappait dès le premier regard, était que les curieux se répartissaient également entre gens de la ville et habitants de la paroisse. Cadfael en comprit la raison. Hugh s’était arrangé pour que son plan soit divulgué sous le manteau à l’intérieur des remparts de la ville, trop tard pour parvenir aux oreilles des intéressés et leur donner l’alerte, mais suffisamment tôt pour que les bonnes gens de Shrewsbury, ou plus vraisemblablement ceux qui ne l’étaient pas tant que ça, et qui avaient du temps à perdre pour jouer les curieux, se hâtent d’arriver afin d’assister à l’événement.
Cadfael en était toujours à se demander comment les choses allaient tourner. Le stratagème de Hugh pourrait pousser quelqu’un à un scrupule de conscience en voyant un voisin accusé à sa place et le forcer à se livrer. A moins que ce ne soit un immense soulagement pour le coupable et qu’il accepte ce cadeau inespéré non pas comme un don du ciel, mais plutôt de la maison d’en face ! A chaque pas, sur la Première Enceinte, il s’inquiétait de tous ces détails qui se bousculaient dans son esprit, formant comme une mosaïque incohérente. Jusqu’à ce que le petit pot d’onguent qu’il avait fourré dans la poche de poitrine de sa robe glisse jusqu’à sa taille alors que son propriétaire risquait de s’étaler en se prenant le pied dans une ornière. Ce fut comme si on frappait impatiemment à une porte qui refusait jusque-là de s’ouvrir. Il le revit dans la belle main de Diota, abîmée par les travaux domestiques. Cette paume était sillonnée de toutes les lignes qu’on y trouve ordinairement, creusées par un long usage, mais il y avait aussi ces marques très fines qui la sillonnaient depuis le poignet jusqu’aux doigts, à peine visibles à présent, et qui ne tarderaient pas à disparaître.
C’était certes une nuit glaciale, où il fallait marcher avec précaution, il s’en souvenait très bien. Une femme qui perd l’équilibre en glissant sur une pierre gelée met naturellement les mains en avant pour se protéger, et ce sont elles qui subissent toute la violence de la chute, et peut-être sera-t-elle quand même aussi touchée à la tête. Seulement voilà, Diota n’était pas tombée. Sa blessure à la tête avait une tout autre origine. Elle était tombée sur les genoux, cette nuit-là, d’accord, mais dans un geste désespéré de suppliante, et ce n’était pas sur le sol glacé que s’étaient refermées ses mains, mais sur le bas de la soutane d’Ailnoth. Alors d’où venaient les écorchures qu’elle avait aux deux paumes ?
Dans son innocence elle lui avait raconté l’histoire à moitié, croyant lui avoir tout confié. Il était donc coincé là, obligé de se tenir à sa place dans le cortège funéraire, tout comme elle, sans pouvoir aller la rejoindre et l’obliger à fouiller dans sa mémoire, pour retrouver ce qui lui avait échappé alors. Il ne pourrait s’entretenir avec Diota que quand cette cérémonie serait terminée. Ah mais non, il y avait d’autres témoins, muets de par leur nature, mais suffisamment éloquents sur ce qu’ils pourraient prouver. Force lui était de continuer à marcher, du même pas que frère Henri le long de la Première Enceinte, jusqu’au coin du champ de foire aux chevaux, ne pouvant se résoudre à troubler la solennité de ces funérailles. Patience ! Mais à l’intérieur peut-être... Car après il n’y aurait pas de procession dans la rue pour les religieux. Ils seraient déjà dans la clôture qu’ils avaient choisie et se disperseraient pour aller qui à ses ablutions et qui prendre son repas au réfectoire. Une fois rentré, qui s’apercevrait de son absence s’il filait à l’anglaise ?
Les deux battants des portes du mur d’enceinte étaient largement ouverts pour laisser entrer le cortège funèbre dans le vaste cimetière, à gauche on apercevait le jardin potager et, plus loin, la ligne du toit des appartements de l’abbé, entourés d’un petit jardin clos où poussaient des fleurs. Les moines étaient enterrés à proximité, près de l’extrémité est de l’église, les vicaires de la paroisse étaient un peu à l’écart, mais dans le même secteur. Le nombre de tombes n’était pas encore très élevé, la fondation ne remontant guère à plus de cinquante-huit ans, et, même si la paroisse était plus ancienne, elle avait été desservie par la petite église de bois que le comte Roger avait reconstruite en pierre et offerte à l’abbaye nouvellement créée. On y voyait des arbres, de l’herbe et des fleurs des prés en été ; l’endroit ne manquait pas de charme. Seul le trou noir béant près de la muraille gâchait ce lieu verdoyant. Cynric avait disposé des tréteaux pour recevoir le cercueil avant qu’on le descende dans sa tombe, et il était penché sur les planches qu’il venait de retirer et qu’il rangeait bien proprement contre le mur.
La moitié de la paroisse et bon nombre de citadins franchirent en masse le vantail ouvert, à la suite des religieux, s’entassant à proximité pour ne rien manquer de ce qu’il y aurait à voir. Cadfael quitta sa place dans les rangs et s’arrangea pour se laisser engloutir par la foule dévorée de curiosité. Frère Henri finirait sans doute par remarquer son absence, mais dans pareil cas il tiendrait sa langue. Au moment où le prieur Robert articulait les premières phrases de la mise en terre, Cadfael avait atteint le coin de la salle capitulaire et se dépêchait de traverser la grande cour en direction du guichet, près de l’infirmerie, qui menait au moulin.
Hugh avait pris avec lui deux sergents du château et deux jeunes soldats de la garnison ; tous étaient partis à cheval, mais ils avaient attaché leurs montures près de l’entrée de l’abbaye. Ils laissèrent le cortège funèbre remonter la Première Enceinte jusqu’au cimetière avant de montrer le bout de leur nez. Alors que tous les regards étaient fixés sur le prieur et la bière, Hugh posta deux hommes à l’extérieur des portes, bien en évidence, pour décourager tout départ précipité, pendant que lui-même entra, suivi de ses deux sergents. Ils se frayèrent sans bruit un chemin à travers la cohue. La discrétion même qu’ils avaient observée et le silence respectueux qu’ils évitèrent de rompre quand ils se furent approchés du cercueil, et qui auraient dû leur permettre de passer inaperçus, attirèrent au contraire tous les regards, si bien que, au moment que Hugh avait choisi, lui-même était presque en face du prieur de l’autre côté du corps ; quant aux deux sergents ils encadraient Jordan Achard, à un ou deux pas derrière lui. Plus d’un regard furtif se tourna vers eux et on commença à s’agiter en tapinois et à danser à la dérobée d’un pied sur l’autre. Mais Hugh attendit que tout fût fini pour agir.
Cynric et ses aides soulevèrent le cercueil et passèrent les cordes pour le descendre dans la tombe. De la terre tomba avec un bruit mat. On récita la dernière prière. Inévitablement le calme et le silence s’ensuivirent, avant que quiconque osât murmurer, ou s’animer. Puis très lentement les gens commencèrent à quitter les lieux. Le soupir, sorti de tant de poitrines, fut comme une rafale de vent soudaine, à quoi succéda une vague agitation semblable au bruit des feuilles ondulant dans la brise. Et Hugh prit la parole à haute et intelligible voix, sur un ton savamment calculé pour arrêter net tout mouvement de fuite :
— Seigneur abbé, père prieur... Je vous prie de m’excuser d’avoir placé un garde à votre porte, à l’extérieur des murs, certes, mais je ne vous en demande pas moins d’être indulgent. Personne ne doit sortir d’ici avant que je me sois expliqué. J’en appelle à votre bienveillance pour venir à un moment pareil, mais je n’y peux rien. Je suis ici en tant que représentant de la justice du roi, à la recherche d’un assassin. Je suis ici pour m’emparer d’une personne que je soupçonne d’avoir assassiné le père Ailnoth.